Croyances de Herle

De Marches du Nord
Version du 2 septembre 2014 à 15:22 par Florent (discuter | contributions)

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Suite à de nombreux contacts avec la magie, les Emishen, des étrangers sympathiques et d'autres franchement dangereux, Herle a commencé à se poser pas mal de questions sur ce qu'il croit. L'attitude d'un certain nombre de religieux ne l'aide pas franchement à y voir clair, mais frère Daverom lui a été d'une grande aide pour réfléchir.

Conversation entre Herle et frère Daverom.

Herle se rend au temple de Tal Endhil pour y trouver le vieux Frère Daverom préparant des simples dans la petite maison attenante qu'il occupe. Après avoir échangé les politesses d'usage, Daverom fixe son regard sur le Défroqué, sourit et annonce : " Vous avez l'air pré-occupé Messire de Lorune. Que diriez-vous de nous servir deux gobelets de cette hydromel, la petite outre en cuir derrière vous, à côté des bouquets d'aubépine, et de me raconter ce qui vous pèse... ? "

Herle sert le frère et remplit son propre gobelet avec de l'eau. Devant le regard surpris de Darverom, il sourit et murmure que la soirée à l'auberge n'a pas été de tout repos.

" Enfin, mon frère, ce n'est pas pour mes maux de têtes que je viens vous voir. J'ai un souci d'ordre, hum, théologique. Bien des choses que j'ai apprises au Temple semble creuses ou incomplètes. "

Herle cherche ses mots.

" La magie. C'est ça mon problème. La magie des emishen, leurs chamans, leurs lilpan. Et puis la magie des "parjures" comme disent les Hornois, nos sorciers à nous, rémans, Sylvains ou autre. Est-ce que c'est la même ? Est-ce qu'on peut tolérer les uns et combattre les autres ? Mais pour combattre, il faut connaître et j'ai l'impression que tout le monde en connais plus que nous sur le sujet, même les Hornois, même nos ancêtres.

Et ce n'est pas tout.La rumeur a déjà dû parvenir à vos oreilles. Une première fois à Aroche, une seconde chez les Liam'lon, nous avons été confrontés directement à des sorciers. Des "vrais" sorciers, ceux-là, des sorciers dont l'allégeance au mal ne faisait pas le moindre doute. Les prières du Temple m'ont aidé. La lame de mes ancêtres bien plus - elle lutte contre la magie, elle m'en protège et m'avertit. Et je ne sais pas pourquoi ? Et je ne sais pas non plus si il est bien licité d'utiliser de telles armes ?

Il y a plus grave. Quand nous avons combattu Urgrand dans la forêt, je l'ai engagé au contact. Chacal, enfin, le démon qui le possédait, enfin, je crois, bref, le démon a pris le dessus sur Urgrand et l'ensemble s'est transformé en une monstruosité. Un chacal sur deux pattes, énormes, bien plus haut que moi, avec des bras griffus plus longs qu'une lance, la gueule pleine de crocs jaunâtres. Cette chose a hurlé et m'a frappé avec une force surhumaine. J'ai été projeté en arrière sur une vingtaine de pieds. La violence du coup m'a fait lâché mon bouclier. J'en suis certain. Je l'ai vu briller dans les herbes, loin de moi. Pourtant, quand j'ai repris mes esprits après quelques instants, quand je me suis remis sur pied, le bouclier était là, devant moi. Aucun de mes compagnons ne l'avait lancé, ils me l'ont garantis - et ils étaient bien trop occupés à combattre, ou trop loin, pour faire cela. Le bouclier a bougé. Je ne comprends pas.

Et il m'a parlé. Enfin, quelqu'un m'a parlé. Quand j'ai eu le bouclier en main, l'épée au poing, je suis retourné face à Urgrand - qui avait perdu sa forme monstrueuse. Une voix m'a alors donné des indications précises : parer à gauche, frapper de taille... Une voix que bien sûr personne n'a entendu, une voix qui ne s'entendait que dans ma tête. Mais une voix remarquablement précise et qui m'a guidé pendant le reste du combat. Cette voix m'a permis de vaincre. Quelqu'un, quelque chose m'a aidé et protégé dans ce combat.

Alors quoi ? Si ce sont les Pères, je serai soulagé, mais je n'ai jamais entendu parlé d'une telle intervention indirecte. Et je suis loin d'être un saint homme, je ne mérite pas l'attention des Pères, pas à ce point. Pourtant, Herem est apparu il y a peu à la mine. Est-ce que les Pères auraient un intérêt particulier ici ? Dans cette région où bien peu des habitants les vénèrent ? Je ne sais pas. Je n'ai guère appris à réfléchir à ces questions. Au Temple, c'est surtout ma force et ma vigilance qui intéressait mes chefs, pas mes réflexions. Mais maintenant, je n'ai plus le choix. Pour protéger Tal Endhil, il faut que je comprenne. Enfin, je pense.

Et puis, je vous l'avoue, j'ai eu des idées impies. Si ce ne sont pas les Pères, est-ce que ce serait mon arme elle-même ? Mon bouclier m'a été donné à Aroche par une branche très ancienne de ma famille, une famille réputée pour lutter contre la sorcellerie dans l'ancien temps. Le bouclier était lui-même supposé "protéger" son porteur, le rendre d'autant plus résistant à la magie que sa surface était immaculée et brillante. Mais là, non seulement la surface était pleine de boue, mais surtout ce n'est pas juste ma volonté qui a été soutenue, c'est une voix qui m'a parlé. Jamais ma famille n'a mentionné qu'une arme puisse parler. Et c'est totalement impossible à accepter au plan théologique, de toute façon. Impossible, inacceptable et incohérent - si une arme parle, c'est qu'il y a un démon dedans. Si il y a un démon dedans, il ne peut pas combattre d'autres démons. Et une telle arme n'aurait pas été conservée, bien au contraire, par ma famille. Je ne comprends pas. Je me perds.

J'ai même pensé un moment que la voix venait d'un des "esprits" dont les emishen nous parlent tant et plus. Un esprit de la forêt ou des Liam'lon qui m'aurait été aidé pour venger la tribu des crimes d'Urgrand par mon intermédiaire. Mais je ne peux pas penser ça. Les esprits, c'est un autre nom pour des démons ? Mon frère, j'ai besoin de vos lumières. J'ai besoin que vous me guidiez parmi ces questions. Vous êtes le seul ici qui puisse m'apporter des réponses. La plupart de mes compagnons ne se préoccupent pas de ses choses. Ils combattent avec courage la magie comme le reste, mais la signification profonde de tout cela leur échappe. Il n'y a que le Hornois qui s'intéresse mais, enfin, bon, c'est un Hornois. Vous comprenez, mon frère ? "

Pendant que Herle se déversait, Frère Daverom était resté comme figé par la stupeur, les yeux écarquillés par l'énormité et l'étrangeté de cette confession. À la mention d'Urgrand, il a saisi son gobelet d'hydromel et l'a vidé d'un trait avant de s'assoir avec effort sur son tabouret, de joindre les mains et de murmurer une brève prière dans sa barbe en désordre. Le vieux chapelain est resté un moment sans rien dire, grattant machinalement son crâne tonsuré, les yeux dans le vague. Et puis il a lâché un long soupir.

« Hé bien... Quelle histoire ! Je... ne connais pas grand chose à ce que vous appelez "magie", chevalier. Je peux vous en dire ce que les Emishen m'en ont appris, et qui fait écho à ce que décrit le Livre des Âges*. Je peux aussi vous dire que notre estimé Capitaine a... heu... disons qu'il a embauché... une sorte de... pffff... de "spécialiste", pour ainsi dire. Andréas Odran. Il semble connaître assez bien ses choses et conseille Messire Durgaut sur le sujet : peut-être pourra-t-il vous aider mieux que moi.

Mais la sorcellerie, la magie, tous ces mystères-là, chevalier... ce ne sont peut-être pas vraiment la cause de votre trouble, si vous me permettez. Ces forces existent, certes, je comprends qu'elles vous inquiètent et je vous en dirai tout ce que j'en sais, mais je crois que votre dilemme est ailleurs. Je crois que, comme nombre de clercs du Culte, votre confusion vient de ce que vous confondez la connaissance et la foi. »

Daverom s'est levé, a choisi quelques herbes sèches parmi les nombreux bouquets suspendus à la charpente et, tout en réfléchissant, a commencé à préparer une infusion : « Ceci est pour vos maux de tête, chevalier. Pour ce que j'ai à vous expliquer, mieux vaut que vous ayez les idées claires. » Et il lui a adressé un sourire très doux, paisible et rassurant.

« Le Culte n'est pas la foi. Ne faîtes pas cette tête, chevalier, je ne blasphème pas : j'énonce une distinction. Le Culte émane en partie de la foi, il consiste notamment à la transmettre, mais il existe entre la foi et la religion la même sorte de différence qu'entre le sentiment et la poésie, par exemple. Ou entre l'ivresse et le vin. Le Culte des Pères n'est donc pas la foi, il est un moyen d'atteindre à la foi, à une forme de sacré. Le Culte n'est pas non plus la volonté des Pères : c'est la tentative des hommes pour s'approcher du divin. Notre Livre des Âges regroupe ainsi des enseignements très anciens et souvent très sages, mais aussi la chronique des générations passées et de leurs efforts pour retrouver ce qui a été perdu lors de la Chute, lorsque nous sommes restés orphelins de nos divins parents... » Sa préparation terminée, Frère Daverom a posé devant Herle un petit bol fumant, qui sentait le poivre et la menthe.

« Mais même ce merveilleux livre n'a pas été écrit par les Premiers : il a été compilé après la Chute, par les plus vertueux de leurs enfants, afin de conserver leur sagesse. C'est l'une des tâches les plus importantes jamais entreprises par la lignée de Rem, un héritage d'une valeur incommensurable. Mais pour autant, nous ne saurions aujourd'hui bâtir une route comme la Grande Chaussée et le Duc-Gouverneur s'épuise depuis plus de 20 ans à reconstruire la forteresse de Bragone, sans grand résultat. Comprenez-vous ce que j'essaye de vous expliquer, chevalier : nous essayons d'être digne de notre héritage, et cet effort est par lui-même sacré. Mais son résultat est imparfait. Parce que nous sommes imparfaits. »

« Quand vous étiez novice, vous avez appris comme moi cette maxime : Contemple le ciel et réjouis-toi d'être imparfait. Vous y voilà, chevalier : vous contemplez le ciel, vous aspirez à sa clarté, et vous êtes aussi imparfait que nous tous. Mais vous oubliez de vous réjouir... » conclu le prêtre avec une pointe d'humour.

« Comprenez-vous pourquoi vous devriez vous réjouir d'être imparfait, chevalier ? Croyez-moi, c'est le début de la réponse à vos questions. »

Herle remercie d'un regard le frère Daverom pour l'infusion. Il boit à grands traits en essayant de rassembler ses pensées.

"Mon frère, je suis venu avec des questions... et vous me répondez par d'autres questions. Ce n'est pas un reproche. J'ai peur que tout cela ne me dépasse. J'ai l'impression de tâtonner dans le noir."

"Je comprends la différence entre la foi et le Culte, enfin, je crois. Je crois que justement, c'est parce que ce ma foi n'est plus vraiment ce que le Culte voudrait qu'elle soit que je suis ici. Vous savez sans doute comment j'en suis venu à travailler pour le capitaine. Mais, si je sais ce que je n'approuve pas dans le comportement du Culte, je sais encore moins vers quoi me tourner. Je suis un homme pieux, enfin, j'essaye, avec toutes mes imperfections, comme vous dites. Et l'on ne m'a jamais parlé comme vous. Le Culte détient les réponses. Toute ma vie, j'ai combattu pour lui, au nom des Pères, aux ordres d'hommes meilleurs que moi. Et vous me dites que je me suis trompé, que ces hommes n'étaient que des hommes, imparfaits. Et le pire, c'est que ce que plus j'ouvre les yeux, plus je suis tenté de penser comme vous."

"Et pourtant, vous êtes toujours notre prêcheur ici. Vous appartenez au Culte. Et vous êtes conscient de ses, comment dire, égarements ? Mais comment est-ce possible ? Je ne comprends pas. Soit le Culte se trompe, et je ne peux pas le croire, soit c'est nous qui sommes dans l'erreur. Mais comment en sortir ? Comment faites-vous, mon frère  ? Vous êtes serein - alors que je suis perdu."

"Il y a trop de questions sans réponses. Pire, trop souvent, je ne comprends plus, je n'arrive plus à accepter les réponses que donne notre Culte. On m'a dit que les Emishen étaient des sauvages, des païens qui adorent des esprits. On m'a dit que leur sorcellerie méritait la mort, qu'ils étaient pire que nos parjures parce qu'ils cachaient leur noirceur derrière des sourires. Mais je n'y crois plus. J'ai vu des Emishen se comporter avec plus de noblesse que certains Templiers. J'ai vu des chamans qui ont passé leur vie à aider les autres, qui ne portent pas d'armes et qui parlent de paix. Ça ne colle pas. J'ai accepté de me taire, j'ai accepté certains secrets de mes compagnons de voyage, alors que j'aurai dû les dénoncer. J'aurai dû les faire capturer, interroger - exécuter peut-être. Et je n'en ai aucun regrets. Et je continuerai de me taire alors même que tout ce qu'on a appris m'ordonne de parler."

"Comment est-ce possible ? Je ne suis même plus imparfait, je m'enfonce dans l'erreur. Comment les Pères peuvent-ils me laisser m'égarer ? J'ai toujours été leur serviteur fidèle. Et je veux le rester. Mais comment concilier ce que je ressent et ce que j'ai appris ? Comment trouver un chemin ?"

Frère Daverom secoue la tête en souriant : "Je vois que vous n'êtes pas vraiment d'humeur à vous réjouir, chevalier. Je vais donc tâcher de vous donner quelques réponses, également imparfaites."

"Le Livre des Âges contient d'autres maximes qui pourrait vous être utiles. Notamment, "La vertu est un effort." : la piété, notamment, n'est pas innée ni invariable, c'est le fruit d'un travail personnel, à la fois d'une discipline et d'une réflexion. Une autre nous dit que si le divin nous échappe, nous avons "le privilège d'être en quête de lui". Parce que vos travaux auprès de l'Inquisition vous ont blessé l'âme, parce que vous avez vu des choses étranges, vous êtes troublé. Et bien ce trouble est justement ce qui vous libère des dogmes, et vous permet de vous mettre en quête. Vous pouvez y appliquer votre vaillance et votre volonté, éprouver vos capacités et découvrir qui vous êtes. À bien des égards, le doute vous permet de vivre votre foi : c'est parce qu'elle n'est pas une chose dure et figée que vous pouvez voir sa flamme respirer au contact d'autrui et vaciller dans les vents de ce pays. Un croyant doit être en quête chevalier, pas seulement l'esclave béât du culte. Et c'est donc parce qu'il vous faut lutter pour défendre votre foi et vous efforcer d'être à la hauteur de vos aspirations que vous êtes, vraiment, un croyant. Si la foi était évidente, elle n'aurait pas de valeur aux yeux des Premiers..."

"Concernant la sorcellerie, la magie et toutes ces choses, je n'ai pas autant à vous révéler que je le voudrais, et je vous en demande pardon. Ce n'est pas vraiment mon domaine... Mais je peux vous parler de certaines expériences que j'ai faîtes depuis plus de 35 ans que je vis auprès des Emishen. D'abord, il me semble que leur définition de la sorcellerie est plus juste que celle de l'Inquisition, et bien plus proche de ce que décrit le Livre : pour Emib, la "sorcellerie" se caractérise par un pouvoir dévorant, aussi destructeur que celui qui a causé la Chute et provoqué le départ des Premiers.

À l'inverse, les relations que les Emishen entretiennent avec leurs oiseaux-totems sont assurément bénéfiques : non seulement ne réclament-elles pas de ces horribles sacrifices qu'on attribue aux démons, mais encore leur permettent-elles de vivre plutôt agréablement dans ces contrées farouches. Elles semblent porter des valeurs d'entraide, de partage et de reconnaissance. Leur propre foi leur enseigne des vertus que notre dogme juge justement "cardinales" : la bonté et la générosité, l'honneur et le courage... Pourquoi faudrait-il le nier pour la simple raison qu'ils ne portent pas le même intérêt que nous à l'obéissance ou la chasteté ?

Bien sûr, si vous disiez cela en présence de l'abbé Dolomire, il crierait à l'hérésie. Mais peut-être avez-vous remarqué qu'il n'est... disons... pas exactement "en quête". Sa foi, si on peut l'appeler ainsi, se limite à la lettre du Livre, et à une absolue soumission non pas aux Premiers, mais au Primat. Le Primat qui est peut-être l'un des ministres terrestres du divin et le seigneur de notre culte dans les Marches, mais qui n'est pourtant qu'un homme."

"Enfin, nous vivons ici dans un pays de mystères, auprès d'un peuple qui n'est même pas clairement décrit dans le Livre des Âges. Il ne me semble pas que cela contredise notre foi, mais simplement qu'il nous faut admettre que le culte n'explique pas tout. D'ailleurs le Livre n'explique pas non plus l'amitié, la poésie ou la recette de l'hydromel : il est le recueil d'un héritage divin, et notre vie terrestre est pleine de choses que nos Aînés n'ont pas expliqué, sur lesquelles ils n'ont pas statué. Et si la "magie" des Emishen n'est pas la sorcellerie, alors il nous faut admettre qu'elle est encore à découvrir, que nous ne pouvons donc pas la juger à l'aune du Chapitre des Juges*."

"Avez-vous entendu parlé de Kal Kirhan ? C'est un chaman-guerrier, une sorte d'exception chez les Emishen. Sans doute pourrait-il vous parler plus longuement de la spiritualité d'Emib, et peut-être même saurait-il quelque chose de cette voix qui vous a aidé à combattre un démon.

Ou peut-être l'esprit d'un Aîné a-t-il simplement guider votre bras parce qu'il vous en a jugé digne. C'est rare, mais c'est déjà arrivé par le passé..."

" Digne, moi ? ", répond Herle. " Un ancien frère du Temple exclu pour en avoir frappé un autre ? un noble récupéré au fond d'une geôle et devenu une simple lame à vendre ? si un Aîné m'a jugé digne, mon frère, alors tout ce que j'ai cru, tout ce que j'ai appris à croire n'a pas de sens. J'ai juré de défendre le Culte les armes à la main, j'ai juré de pourchasser l'hérésie partout où elle se cacherait. Et j'ai échoué. Je n'ai pas pu obéir aux ordre, je n'ai pas pu continuer, alors je me suis égaré dans la bière et les alcools. Je ne suis pas digne. Le croire serait faire preuve d'un orgueil terrible. Je crois que je préfère encore que la voix soit une étrangeté emishen. "

Herle termine sa phrase en chuchotant presque. Il se prend la tête dans les mains, les coudes sur la petite table.

" De ce qu'on m'en a dit, vous avez surtout défendu un enfant. Puis vous avez apparemment affronté des sorciers, des démons. Et vous les avez vaincu. Vous vous donnez en ce moment même du mal pour distinguer le chamanisme de la sorcellerie : c'est un effort de justice, et de justesse, que peu d'hommes ont tenté dans tout ce pays. Et puisque vous me demandez mon avis, je ne suis pas inquiet pour votre âme, Herle de Lorune. Comme tous ceux qui s'essayent à vivre leurs convictions, vous trébuchez parfois sur le doute ou la confusion : c'est ainsi qu'on reconnaît les justes. Parce qu'ils essayent de l'être."

Herle parle sans lever la tête.

" Mon frère, vous me connaissez un peu, au moins de réputation. Je ne suis pas un homme fragile. Peu de choses me perturbent. J'ai appris à fermer mon esprit à la peur, à l'angoisse, aux sentiments. Et pourtant je suis là, devant vous, à parler de doutes, d'erreurs, d'hésitation. Et vous me répondez que c'est la foi - alors que la foi devrait être solide, devrait être un roc sur lequel un fidèle s'appuie. Vous dites que mes doutes me libèrent des dogmes. Mais les dogmes, c'est la foi, le Culte, c'est la foi. Je ne peut pas, tout seul, décider de ce qu'ont voulu les Premiers. Moi qui ait été exclu du Temple, je serai capable de prendre le Livre des Âges et de le critiquer ? Je vais me tromper, je ne peux que me tromper. C'est pour ça qu'il y a le Culte. C'est pour ça que nous laissons les plus sages se débattre avec la théologie, avec le Livre. La plupart d'entre nous ne ferions rien de bon sans le Culte. "

Daverom soupire : "Vous voudriez une réponse simple et fiable à une question qui a troublé bien des âmes avant la vôtre. Je doute qu'elle arrive : au mieux apprendrez-vous à vivre avec ces complications."

Herle semble ne pas avoir entendu les paroles du frère. " Et pourtant je sais que le Primat fait plus de politique que de prière. Je sais que l'abbé Dolomire est ambitieux et retors. J'ai croisé plus que mon comptant de religieux antipathiques plus brutaux que généreux. J'ai été moi-même un des ces hommes. Et je ne peux plus l'être. Je sens, là, au fond, que c'est une erreur. Que les Premiers n'ont pas voulu que je fasse ce que j'ai fait en leur nom. "

Daverom sourit, compatissant, et ressert du thé : "Je suis bien aise que mon propre sacerdoce n'ait jamais impliqué de verser le sang de quiconque. Ce n'est certes pas une chose anodine..."

- " Alors, oui, douter, c'est peut être croire. Je veux bien vous écouter - cela m'arrange. Vous mettez des mots sur ce que je ressens. Mais ça ne règle pas le problème. Vous, moi, nous sommes des hommes. Comment être sûr de ne pas nous tromper ? Comment nous diriger si la foi est une question permanente ? Comment savoir si épargner un compagnon, parce qu'il est bon ou parce que je l'apprécie, est juste ? Comment savoir que j'agit pour le bien, fidèle aux Premiers, et pas pour mon intérêt propre ? Quelle règle suivre ? "

- "Nous nous dirigeons en essayant. C'est en tous cas ce que je crois. En nous nourrissant des rencontres et des expériences qui parsèment nos chemins. Et des bribes de sagesse que nous trouvons parfois : le Saint Livre en contient beaucoup, mais encore faut-il que les hommes tentent de leur donner vie."

- " Il faut que je trouve une réponse. En frôlant l'hérésie, nous mettons nos âmes en danger. En combattant des sorciers, en fréquentant des Emishen lilpan, des chamans, notre âme est exposée. Le Culte ne nous aide pas - il condamne, et je sais qu'il se trompe. On ne peut pas tout condamner. Et notre ignorance entretenue est une faiblesse face aux sorciers, là où la connaissance nous serait une arme incomparable. Tout rejeter, en bloc, cela ne me convient plus. Il doit y avoir un chemin, quelque chose. " Herle sourit. "Ce doit être ça, la quête. Comme il est étrange de le découvrir à mon âge, après une vie au Temple."

- "Certains consacrent leur vie à l'étude du Livre et ne la découvre jamais", sourit-il en haussant les épaules. "Je suppose qu'y arriver un jour et plus important que l'heure ou le lieu. J'ai moi-même découvert ma quête alors que des Okhina'en voulaient me tuer, et que Kal Kirhan les en a empêché : il ne nous appartient de décider comment la grâce nous trouve. Mais nous pouvons nous en réjouir."

Herle se lève.

" Merci mon frère. Merci de ces questions qui sont finalement des réponses. Je reviendrai. Je suis loin d'en avoir fini. Je vais suivre vos conseils, aller voir voir le chroniqueur et Kal Kirhan. J'ai entendu parler de lui par mes compagnons à Aroche - c'est l'artisan de la Frontière de l'Orage ? Nous verrons bien. Si c'est un guerrier, il sera sûrement plus facile de lui parler du combat contre Urgrand."

Daverom sourit. "Bonne chance, chevalier. Si vous avez à nouveau besoin de parler de tout cela, ma chapelle est toujours ouverte."