Il était un petit navire...

De Marches du Nord
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Où Bartolome Sotorine tente de renflouer une épave, et doit pour cela affronter les dures réalités des Marches du Nord : ses marais, ses fièvres, ses eaux traitresses et son climat détestable. Et encore, c'est le printemps...

Les vaillants membres de l'expédition vers la Baie des Langueurs, durant les Huitaines 12 et 13 :

  • Bartolome Sotorine, chef d'expédition
  • Vera Sotorine, marinière kerdane
  • Ertond, apprenti charpentier Ondrène
  • Séverin, bûcheron dalane
  • Fargan le Mongrel
  • le Tatoué, Ondrène au nom imprononçable
  • Margold, bûcheron qui fut blessé,
  • 2 autres ouvriers jamais nommés
  • trois pêcheurs Elloran.


Naissance d'une expédition

Pour développer les routes commerciales avec le comptoir qu'il a fondé, Écume 7, Bartolome Sotorine a besoin d'un navire. Et, naturellement, de fonds. Il est donc entré en contact avec Adira Pratesh afin d'envisager un partenariat commercial. Le Fenhri s'est montré réceptif à l'idée, lui proposant même de lancer lui-même le chantier d'un navire à Ker Endhil dont Bartolome serait le capitaine. Installés à l'Auberge du Cygne pour concrétiser leur accord, les deux hommes ont commencé à réfléchir à leur futur chantier, tandis que Bartolome descendait des pintes de bière. Avec les restes d’un plateau de charcuterie et des morceaux de mie de pain, le Kerdan esquissait une maquette de bateau sous le regard quelque peu incrédule d'Adira. Et Bartolome de commenter : “Voyez Maître Pratesh, cette forme de coque est particulièrement adaptée pour un brigantino. Elle allie vitesse avec un tirant d’eau suffisamment faible pour naviguer dans les eaux traitresses du Golfe Cinglant. Et avec une voile de ce type..." Soudain, alors qu’il essayait sans succès de coller une voile en peau de saucisson à un mât en croûte de fromage, Bartolome se figea. Adira pu presque voir l’illumination traverser ses yeux. “Mais attendez ! Je sais où en trouver un, de bateau !” Le poing du Kerdan s’abattit alors impitoyablement sur la frêle maquette alimentaire, projetant des morceaux de gras de jambon jusque dans les cheveux d’Adira. "Il y un brigantino à deux mâts, qui s’est échoué dans les marais au nord-est d'Écume 6. Une tempête… une belle. Les déferlantes, puis la marée haute, ont planté le bestiau dans une position surélevée, sur un rocher. Les quelques tentatives pour dégager le navire se sont avérées vaines et les arbres ont continué de pousser autour. Ils ont pas dû essayer bien fort, de le dégager, cela étant. Parce que j’y suis allé, là-bas, et avec assez de barges et des bûcherons, moi je vous le remets à l’eau, l’animal ! On pourra ensuite le remorquer vers Écume 6. C’est sûr, l'épave est assez abîmée, mais la quille et les membrures en arbre-ancêtre sont encore saines ! Un peu de bordé à changer, des cordages à remplacer... Bon et il faudra retailler les mâts aussi, mais ce sera beaucoup plus simple que de partir de zéro ! Je peux recruter une petite troupe de bûcherons ici à Tal Endhil, y aller et m’occuper de le retaper… avec votre aide financière bien sûr."

Adira chassa d'un revers de main une pelure de saucisson pendue à son oreille avant de répondre : "Excellente idée ! Il y a peut-être là une opportunité à saisir et si vous vous faites fort de ramener l'épave à Écume 6 il y a là un bon coup à jouer. Cependant ne négligez pas la possibilité que ce navire puisse s'avérer irréparable, aussi l'engagement que vous me demandez est tout simplement impossible : je ne peux engager de telles sommes sans avoir le navire sous les yeux. Aussi je peux vous proposer la chose suivante : je vous aide à monter votre expédition pour ramener le navire à Écume 6 à hauteur de quelques dizaines de lunes et à vous mettre en contact avec les corps de métier qui seront nécessaire à celle-ci et une fois le bateau à Écume 6, lorsque nous l'aurons examiné ensemble, nous pourrons déterminer les dépenses nécessaire pour le renflouer, et le partage des parts se fera au moment où nous déciderons du financement du renflouement ! Qu'en pensez-vous mon ami ?" L'accord fut alors scellé d'une poignée de main.

Ce navire échoué, c'est L'Orso. Et Bartolome, ignorant les avertissements que son oncle Josué lui avait prodigué il y a bien des années sur pourquoi les marées littorales empêchaient de récupérer l'épave, se lança à corps perdu dans son entreprise. Il lui fallait donc d'abord trouver des hommes, ce qui n'était pas évident alors que tout Tal Endhil se préparait à recevoir le Primat, et suffisamment d'embarcartions pour transporter toute la troupe jusqu'à la Baie des Langueurs. Faisant le tour des tavernes locales, Bart' débaucha quelques locaux et, avec l'aide d'Adira, assembla le matériel nécessaire à l'expédition. Il parvint à recruter une équipe de onze personnes, comprenant cinq bûcherons, deux manouvriers ramassés au village, trois pêcheurs Elloran, ainsi que Vera Sotorine, une cousine kerdane qui avait un peu de temps à tuer. Du côté des embarcations, aux trois pirogues pilotées par les Elloran s'ajouta une agiella "empruntée" que Bartolome manœuvrait lui-même.

En avant, moussaillons !

Le voyage jusqu'à l'épave

Il fallut deux jours et demi à la flottille de pirogues pour atteindre l'épave de L'Orso en descendant le cours du Fleuve des Lacs en Paliers. En aval du village, le fleuve s'élargit peu à peu pour onduler entre les champs et pâturages vallonnés, frangés de haies, des fermages talendans. Bientôt la campagne fit place aux collines accidentées, les bois touffus s'approchèrent des berges, plusieurs torrents se joignirent à la fête et le fleuve accéléra, sinuant et se cabrant en dévalant les pentes abruptes vers Ker Endhil. C'est là que le premier incident eut lieu : une pirogue se retourna dans les rapides ! Un bûcheron faillit se noyer et le chargement tomba à l'eau. Heureusement, les cordages de secours et les réflexes des pêcheurs Elloran permirent de repêcher le malheureux et l'outillage, apprêté "à la Kerdane", c'est-à-dire avec des flotteurs. Malheureusement, une partie de l'éclairage, des vivres et des couvertures fut perdue. Quand les rapides se furent noyés dans le grand lac, l'affluence de la rivière Lilial créa un fort courant qui entraîna les pirogues vers le nord. Au-delà, la flottille reprit bientôt le cap pour près de 15 km d'un azur tranquille : en cette saison, le poisson y était si abondant que la pêche conjuguée des nuées d'oiseaux et des Elloran croisés en route semblait à peine entamer leur nombre. Quelques bêtes sauvages vinrent bien rôder aux abords du campement installé à la lisière de la forêt le premier soir, mais, là encore, les tours de veille ont permis de donner l'alerte et de faire fuir le couple de visons attirés par le gibier. Un peu de temps accordé à la pêche et à la chasse avaient en effet compensé la perte de nourriture de la matinée.

Le lendemain fut plutôt calme. À l'est apparut la presqu'île boisée que les Liam'Lon appellent Klal'Bolan ("l'Ergot de Forêt"), où mouillaient alors deux longues barges kerdanes, entourées d'un vaste parterre de flotteurs multicolores servant d'indicateurs de profondeur. L'équipe de l'érudit Ordano Sotorine était en train de les repêcher, ses relevés bientôt terminés. Au sud-est du lac, les cimes verdoyantes de l'Erikaessan barrent bientôt les prairies qui bordent les rives de son émissaire, alors huit ou dix fois plus large que sous le pont de Tal Endhil - soit près de 300 m ! Durant les 20 ou 25 km suivants, les eaux élargies ralentirent, malgré l'affluence du Ferrin et de nombreux ruisseaux. Le bassin du fleuve ne fut plus qu'alors vastes prairies fleuries et forêts ondoyantes. Au point qu'il n'est nul besoin d'être paysan pour se demander pourquoi diable les Talendans se sont installés si haut en amont. Le seul incident à signaler fut un ours qui grogna sur la troupe depuis la rive.

C'est à partir de Ley Endhil, le Lac Cinquième où se rejoignent le fleuve et la Rivière aux Élans, que commencèrent les marais : le delta verdoyant s'évase, s'envase et se ramifie au point de détremper la côte sur des centaines de kilomètres carrés. Un défluent que les Kerdans appellent simplement "le chenal" sinue lentement vers l'est en créant de multiples bras morts et baignant Écume 6. Mais, en cette saison, le cours principal du fleuve tourne lui vers le nord[1] pour contourner quelques éminences arborées et serpente encore sur quelques 20 km pour finalement rejoindre la Baie des Langueurs par sa pointe orientale. C'est à quelques lieues de l'objectif que le deuxième bivouac fut établi. Les indigènes et les Kerdans eurent beau insister pour que les Remans les imitent en se badigeonnant de boue et de plantes répulsives, la plupart des ouvriers sous-évaluèrent gravement l'agressivité des moustiques autochtones et furent quasiment dévorés durant la nuit.

C'est donc avec un équipage pour moitié épuisé, couvert d'enflures et de démangeaisons que Bartolome attendit la marée descendante avant de lancer ses embarcations vers son objectif. Celui-ci se situait un peu plus loin, entre l'embouchure du fleuve des Lacs en Paliers et celle du fleuve côtier que les Liam'Lon nomment Ashaylan'wel, la "rivière menteuse" [2] : une barrière granitique déchiquetée sépare en effet les deux cours d'eau, créant des îlets, des crêtes et des "blocs erratiques" retenant fréquemment l'épais limon des fleuves au point de se couvrir de végétation. En début d'après-midi, la cousine Vera Sotorine repéra enfin la poupe vermoulue de L'Orso saillant entre les arbres, près de cinq mètres au-dessus des basses-eaux. Si l'essentiel du bordé bâbord avait été enfoncé par le roc (ce qui ne faciliterait pas le remorquage), les deux mâts brisés à l'impact, le pont effondré depuis longtemps et le safran perdu, la quille et la majorité des membrures étaient encore saines (quoique souvent disjointes et couvertes de mousse), le levier de gouvernail réparable et, l'un dans l'autre, la cabine arrière ne nécessiterait qu'un bon carénage. À condition de renforcer la structure pour éviter que le navire se disloque durant le trajet, d'être prudent lors de la mise à flot et pour peu qu'on déplace le ballast afin de stabiliser la coque sur son flanc tribord, l'Orso pouvait être sauvé !

Il restait à abattre les arbres qui l'emprisonnaient, à commencer par l'impertinent sapin qui avait poussé à travers la cale, pointant comme un mât épineux à 45° du pont défoncé et dont le tronc moussu était aussi épais que la cuisse de Bartolome. Cet emmerdeur là devrait être abattu avec d'amples précautions, pour ne pas risquer d'achever le navire en tombant. Avant que le troisième soir ne tombe, malgré la pluie d'après-midi, l'îlot avait été en grande partie défriché pour permettre aux bûcherons de travailler le lendemain (comme à l'équipe d'y camper) et l'exploration des alentours avait révélé quelques arbres accessibles qui feraient des flotteurs ou des madriers acceptables. Le principal problème était désormais Séverin, le bûcheron dalane, qui tremblait comme une feuille malgré ses deux couvertures et la proximité du feu : était-ce juste un coup de froid... ou bien la fièvre des marais ?

Stupeur et tremblements

Après trois jours de travail, l'épave n'était pas encore dégagée.

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Les arbrisseaux cramponnés au granit avaient résisté bien plus que prévu, les sapins plus grands avaient la manie de pencher selon des angles qui compliquaient l'abattage, un tronc avait même failli fracasser la proue en tombant ! La pente de l'îlot ne simplifiait rien : les bûcherons avaient du mal à trouver leurs appuis, un homme s'était fracturé le bras en tombant sur sa hache. Sous la mousse accumulé dans la coque, on avait découvert un lourd rocher importun, coinçant la quille, qu'il avait fallu déloger à la massette et à la pioche. Pour autant, la rampe qui allait permettre au navire se quitter son promontoire rocheux était terminée : courant presque de la quille à l'eau, sa courbe concave semblait raisonnablement solide, malgré sa tendance à s'enfoncer dans les galets à chaque marée descendante. Mais les charpentiers pensaient qu'elle tiendrait le coup... enfin, si on finissait par pouvoir y pousser la coque éventrée, ce qui n'était encore pas gagné.

Néanmoins Séverin n'avait toujours pas repris conscience : manifestement pris par la fièvre, ses tripes s'étaient vidées pendant plus d'une journée, il tremblait comme une feuille et délirait. Lorsque Fargan le Mongrel avait à son tour été pris de suées, l'inquiétude avait gagné toute l'équipe : les malades étaient-ils contagieux ? Fallait-il les mettre en quarantaine ou les ramener au village ? Et lorsque l'enfoncement des piliers de la rampe avait révélé des ossements humains pris entre les rochers, Remans et Emishen avaient commencé à considérer l'épave d'un air inquiet : l'Orso serait-il vraiment maudit ? Vera regrettait déjà d'avoir raconté cette histoire à la veillée, l'avant-veille : elle avait eu du succès sur l'instant, mais elle avait sous-estimé la superstition des continentaux...

Au septième matin de l'expédition, les Rémans commencèrent à se plaindre d'avoir déjà raté la grand-messe à Tal Endhil. Avec un blessé et deux malades sur les bras, plusieurs ouvriers commencèrent à faire leurs bagages, décidés à rejoindre le feluve pour remonter vers Tal Endhil : cette folie n'avait que trop duré ! Comprenant que son expédition était sur le point d'échouer lamentablement, Bartolome fit qu’il a toujours fait quand son équipage avait un coup de mou : un discours enflammé. Il se jucha sur une souche, et ameuta tout le monde d’une voix puissante.

“Compagnons ! Ce n’est pas le moment de baisser les bras. Croyez-moi, ce n’est pas en se séparant qu’on va pouvoir s’en sortir. Oui, j’ai commis des erreurs d’appréciation, j’en suis conscient. Aveuglé par mon objectif, j’ai sous-estimé l’état de Séverin. C’est de ma faute si son état s’est aggravé et si Fargan est lui aussi affecté. Je suis prêt à entendre toutes les suggestions pour qu’on puisse les soigner, en particulier de ceux qui connaissent bien cette région et ses plantes. Parce que, tout autant que vous, je veux qu’ils restent en vie. Mais bon sang de bois, croyez-vous que la solution c’est de plier bagage, de fuir comme des chatons que la pluie effraie ?"

Le regard de Bartolome se porta alors sur les Rémans. "Je comprends votre désir de rapatrier nos malades, mais croyez-vous qu'ils vont pouvoir vous suivre dans leur état ? Parce que vous comptez rentrer comment ? En pirogue ? Vous vous souvenez de comment on a failli en perdre une, à l’aller ? Et on descendait le courant. Et c’est pas pour me vanter, mais vous étiez guidé par quelqu’un qui connait ces passages comme sa poche, et qui est né sur un bateau. Vous allez tenter votre chance en rentrant à pied ? Je ne doute pas que vous soyez des experts en orientation, capables de retrouver leur chemin en terre inconnue. Et puis ce sont pas quelques ours qui vont vous faire peur, hein ? C’est vrai qu’ils courent un peu moins vite que les loups. Avec du bol, peut-être que l’un de vous arrivera vivant à Tal Endhil, pour y mourir de la gangrène quelques jours plus tard… Non, soyons sérieux. Il n’y a qu’une façon de sortir nos malades d’ici sans qu’ils y laissent leur peau en route : c’est avec ce fichu bateau. Ici, ce n’est pas une de vos petites communautés tranquilles, plus au Sud. Ici, c’est le Nord, le Vrai. C’est Tal Endhil. Croyez-vous que les Héros de la Bataille du Lac Sanglant ont accompli leurs exploits en mettant les voiles au moindre signe de danger ? Non, ils ont fait face. Ensemble. Et eux, ils faisaient face à un danger autrement plus réel que quelques squelettes enterrés dans la vase. Et je pourrais aussi vous raconter comment, lors de notre retour d’Aroche, avec quelques compagnons il a fallu qu’on se serre les coudes face à un grand danger, parce que la vie d’autres personnes dépendait de nous. Ce n’est pas une question d’être un héros, ou je ne sais quoi. C’est une question d’engagement envers vos compagnons d’infortune, parce que nous sommes tous dépendant les uns des autres.

Peut-être qu’en acceptant de venir avec moi, vous avez sous-estimé la difficulté de la tâche qui nous attendait. Je le comprends. Alors il est parfaitement clair pour moi que les circonstances font qu’une prime de risque s’impose pour tout le monde. Mais pour cela, il faut qu’on reste tous ensemble. Il faut qu’on conserve un esprit d’équipe. Il faut qu’on sache si quelqu’un parmi nous connait les herbes de la région et pourrait trouver trouver quelque chose pour aider Séverin et Fargan à tenir le coup. Et pendant qu’un groupe s’occupe de nos malades, il faut que les autres virent ce putain de rocher, sans être effrayé par ces ridicules osselets. Il faut qu’on mette à l’eau ce fichu bateau, parce que la fichue sortie, celle où on rentre tous ensemble avec le sourire aux lèvres de ceux qui ont surmonté les épreuves imposées par la Fortune, c’est lui."

Pointant du doigt les “déserteurs”, le ton de Bartolome se fit plus autoritaire : "Alors pour cela, vous là vous allez reposer vos baluchons et vous remettre au boulot. Quelqu’un va aussi préparer un bouillon bien chaud pour Séverin et Fargan. Et on va tous se faire la promesse, ici et maintenant, dans ce delta, de rester ensemble et de se serrer les coudes jusqu’à temps qu’on soit tous rentrés. D’accord ? "

Le discours sembla avoir l'effet escompté et les troupes se remobilisèrent. Au neuvième soir de l'expédition, le projet semblait à nouveau en bonne posture. Un petit détachement Emishen partit chercher des herbes médicinales dans les environs et, avec l'aide de Vera, prépara des tisanes pour faire tomber la fièvre de Séverin et de Fargan. On avait posé une attelle au bûcheron blessé, et son seul souci était désormais de savoir s'il toucherait tout de même sa solde : de fait, il faisait de son mieux pour aider les camarades, assurant divers services de son seul bras valide. Bartolome dut le rassurer : tout le monde toucherait sa solde, même les blessés, car on est une équipe, bon sang ! Lentement, prudemment, le travail d'abattage avait donc repris, l’îlot était maintenant presque déboisé et l'épave enfin dégagée. Les marées avaient quelque peu secoué la rampe, mais de nouveaux madriers l'avaient renforcée et l'on en gardait une douzaine pour faire des flotteurs. Malgré le retard, toute l'affaire tenait désormais sur l'expertise de trois personnes : Bartolome, Vera et Ertond, un apprenti-charpentier ondrène qui, après avoir échoué à trouver de l'ouvrage auprès de Maître Osric, semblait s'épanouir dans l'aventure. Il n'avait aucune connaissance maritime, mais aiderait de son mieux à déplacer le ballast pour modifier l'assiette du navire, étendre les bras de flotteurs pour équilibrer la flottaison et, surtout, faire en sorte que tout cet appareillage résiste à la descente.

Le lendemain serait donc une journée critique.

Mise à flots !

Le dixième matin de l'expédition tirait à sa fin et la marée était à son plus haut. Au signal donné par Bartolome, six hommes commencèrent à trancher les amarres qui, depuis la veille, retenaient l'épave. Elle avait en effet commencé à glisser une fois libérée des sapins et des rochers, menaçant d'abord de tomber du mauvais côté du promontoire. On l'avait donc retenue par de multiples cordages et, pendant la marée montante, l'équipe s'était ensuite ingéniée à l'orienter et à la maintenir dans l'axe de la rampe. Il n'y avait que deux ou trois hauteurs d'homme entre la quille et les flots, mais le bloc rocheux aurait aussi bien pu être le sommet d'une montagne : si l'Orso versait n'importe où hors de la rampe, la chute suffirait à briser la précieuse quille en arbre-ancêtre, le navire serait désormais irréparable et toute cette expédition aurait été vaine. Debout sur une souche surplombant le vide, à quelques mètres à droite de la rampe (vue depuis le navire), Bartolome vit les amarres tomber les uns après les autres et l'épave commença à glisser vers la glissière de rondins... pour s'arrêter soudain et commencer à tourner lentement sur elle-même. Malgré les coups de couteau et de nerhil qu'un bûcheron et un Elloran abattaient furieusement sur lui, le dernier cordage ne cédait que brin par brin et, retenant le navire par tribord arrière, toute la proue du navire commençait à glisser par-dessus le bord du promontoire, chassant vers la gauche en raclant puissamment mousse et rochers.

"Coupez tout, par Kerem ! hurla Vera.
- Nooon ! Ça va glisser hors de la rampe !" répliqua Ertond.
Alors que l'Orso tombait au ralenti vers la gauche, son étrave sortant peu à peu de la glissière, le dernier cordage s’effilochait lentement en menaçant de bientôt libérer le navire par le travers. Bartolome devait agir, et vite.

“Renforcez-moi ce cordage ! Si ça lâche le bateau va verser à bâbord ! Il faut qu’on le redresse ! Lancez-moi une corde !” Aidé par "le Tatoué", un Ondrène trapu et au visage décoré, mais dont il n'arrivait ni à retenir ni à prononcer le nom, Bartolome grimpa sur le château arrière qui commençait à prendre de la gîte. Du bas du promontoire, depuis les pirogues qui entouraient le bas de la rampe pour réceptionner l'épave, il entendit Vera crier une protestation indistincte. Alors que Bart' et son tatoué attachaient un cordage au bastingage arrière, le navire chavira doucement sous eux, rattrapé par l'effet de balancier : avec un odieux bruit de rappe qui lui fit craindre pour la précieuse quille, la proue repartit vers tribord. Redescendant d'un bond, Bartolome aperçut le bûcheron et l'Elloran qui se pressaient d'attacher une courte corde par-dessus la section entamée de l'amarre, et sentit bien que ça ne suffirait pas. Il rejoignit alors en courant l'un des plus gros sapins qui se dressait au nord-ouest de l'éperon rocheux. Jetant la corde à l'Ondrène qui la lui rendit de l'autre côté du tronc, ils tirèrent à deux pour la tendre. Bart' commençait à nouer le cordage quand un claquement de fouet retentit : l'amarre effilochée venait de céder, le bateau avait encore glissé de trois pas vers le bas et la faible corde de renfort avait claqué sous la traction. Le tatoué s'accrochait au câble et tirait de toutes ses forces non seulement dans le vain espoir de ralentir la chute de l'Orso, mais surtout pour retarder la tension du cordage qui risquait de broyer les doigts de Bartolome. Jurant comme un charretier pour se donner du courage, et se rappelant qu'il allait vraiment passer pour un gland auprès de sa famille s’il revenait de son expédition non seulement sans l’Orso mais en plus sans ses doigts, Bartolome accéléra la manœuvre. Annoncée par un cri du Tatoué, l'amarre se tendit vers le ciel et serra le dernier nœud à l'instant même où Bart dégagea sa main sous une pluie d'épines que le choc arracha au sapin. Sa poupe cabrée, l'Orso tressauta et gîta de plus en plus sur son flanc tribord (le moins abîmé). Toute sa moitié avant dépassait maintenant du promontoire et, tournant vers la droite, frottait rudement la rampe de rondins en se replaçant dans l'axe. Le mouvement pendulaire du navire se poursuivait lentement et risquait de conduire le navire de l'autre côté de la glissière. Seul Bartolome ayant été assez fou pour sauter sur le navire en mouvement, quelques bûcherons équipés de cordes et de madriers regardent l'étrange naufrage se produire mais sans oser s'approcher de la proue...

Soupirant en se disant intérieurement qu'il devait vraiment tout faire tout seul ici, Bartolome s’empara d’une corde d'amarrage et l’entoura autour de lui. Prenant un peu d'élan, Bartolome bondit tel le grand gibbon des Royaumes d'Ébène, s'agrippa au bastingage tribord et, à la force des bras, se hissa sur le pont dangereusement incliné. Une secousse et le navire se redressa brusquement, freiné par l'amarre et repartant maintenant dans l'autre sens. Il réussit à tituber en direction du mât de misaine, à le rejoindre d'un dernier saut et à s'y accrocher sans s'aplatir le nez dessus, empoignant solidement l'épais cordage moisi qui entoure la base du fût. "Attention !" cria quelqu'un. C'est à ce moment que la proue cogna sur la rampe pour la seconde fois. La vibration secoua tout le navire et projeta Bart' en l'air, tandis qu'un méchant craquement résonna sous le château avant. Dans un étrange instant de temps suspendu, flottant un instant au dessus du pont qui gîte doucement vers bâbord, Bartolome vit tout autour de l'étrave la mer à marée haute, lécher le rocher presque quatre mètres plus bas. Bartolome semblait planer par-dessus la proue du navire qui chavirait, l'horizon bleu des montagnes s’élevait, suivi par le vert des forêts qui disparaissait vers le haut, puis par les blocs rocheux dispersés dans les marécages alentours. C'est lorsqu'il réalisa qu'il était réellement en train de choir à grande vitesse vers la proue en mouvement que Bartolome se vit à hurler à s'en vider les poumons, masquant les cris poussés par son équipage qui assistait impuissant à la chute de son chef vers une mort certaine. C'est alors qu'un coup à l'estomac stoppa brutalement sa chute. Sciées en deux par la corde prise à sa ceinture, l'air soudain vidé de ses poumons, les 250 livres de Bartolome se balancaient maintenant comme un appât sur un hameçon à l'avant du navire. Au deuxième mouvement pendulaire son épaule cogna l'étrave : le gros appât kerdan, miraculeusement retenu par l'amarre prise dans les taquets du pavois, pend à moins d'un mètre sous la proue du navire ! Le destin, semble-t-il, ne voulait pas que Bart' meurt ici. Le temps de reprendre son souffle et de se tortiller pour saisir la corde attachée à ses reins et de trouver des prises sur le bordé, Bartolome parvint à se rétablir enfin tout en bas du pont avant, pointant dangereusement vers la mer à gauche de la rampe et incliné sur bâbord, mais apparemment stabilisé."VIIIITE !, cria quelqu'un depuis l'arrière, la dernière amarre va bientôt céder !"

Sur son navire qui pendouillait au bord du rocher, grommelant après son ventre douloureusement entamé par la corde (et probablement sauvé par l'épais coussin que la bière y a accumulé depuis des décennies), accroupi au creux du bastingage, parmi les grincements, les embruns et les appels de l'équipe, Bartolome parvint à faire trois tours morts puis à nouer son cordage à la racine du mât de beaupré. Il cria alors à son équipage : “Il faut redresser le navire et le remettre dans l’axe de la rampe ! Vite, tirez vers tribord ! Ho-hisse !”`D'un large geste de ses grands bras, le gibbon marin lança le cordage bien haut vers tribord, le gros nœud retombant quasiment sur le Tatoué désormais posté au bord de l'éperon rocheux. Une poignée d'ouvriers le rejoignit en hâte et ils commencèrent à tirer, entraînant à leur suite la proue inclinée où Bartolome se maintenait de son mieux à la racine du mât de beaupré. Pour s'en servir de poulie, les hommes contournèrent précipitamment un des gros sapins qui portait encore les cordes d'une amarre précédemment tranchée, hissèrent de plus belle, lorsqu'un puissant bruit de corde qui se détend claqua à la poupe. Tout le pont du navire incliné lui masquant la scène, Bartolome vit les visages de son équipe se tourner vers l'arrière, il entendit les jurons, les cris d'alarme et sentit bientôt le gaillard d'avant se dérober sous ses pieds. Son estomac remonta brutalement vers ta gorge, le mât d'artimon fonça vers lui, la rampe de rondins tressaillit sous l'impact de l'étrave, et un grand raclement de bois retentit en projetant en tout sens des escarbilles et des lambeaux d'écorce. Le navire, gitant toujours sur son flanc gauche mais à peu près dans l'axe, dévalait enfin la pente de bois. Avec Bartolome à sa proue. Réagissant d’instinct, Bart va essaya de s’accrocher au premier truc solide solide et saillant à sa portée, tout en se ramassant sur lui-même pour essayer de ne pas prendre trop d’éclats de bois...

Mais les éclats de bois furent en réalité bien le dernier de ses soucis. Car quand la proue se déroba sous ses pieds, c'est le mât de misaine qui se précipita dans les bras de Bartolome. Le Kerdan s'y écrasa violemment le nez mais parvint à refermer bras et jambes autour du fût. L'onde de choc qui suivit fit pourtant trembler tout le navire et Bart' manqua de lâcher prise quand des murs d'eau s’élevèrent de chaque côté de l'étrave et s'abattirent en paquet sur ses épaules. Ses entrailles se soulevèrent et le sang rugit dans sa tête alors que le mât qu'il embrassait désespérément se mit à tourner... et freina brutalement en s'abattant dans la mer, le décrochant finalement comme un fruit trop mûr. L'eau salée envahit alors sa gorge, lui brûlant le nez pendant qu'il tournoyait entre les rochers du fond tout proche et la masse abattue de l'Orso. L'ombre du navire s'agite encore dans les ondulations des flots et les projections qui retombent en grêlant la surface quand il put enfin retrouver sa prise sur les flots : en quelques brasses, il creva bientôt la surface. À sa droite, le beaupré oscillait encore comme une aiguille géante pointée juste sous les vagues qui s'étalaient peu à peu autour du brigantino couché sur son bâbord. Pendant qu'il recrachait laborieusement les fluides salins, le premier regard de Bartolome fut pour la coque du navire. Sa courbe dressée très haut devant lui, le bois de ses grands flotteurs inutiles déversait encore des cataractes d'eau de mer. Pas tellement plus abîmé qu'avant son plongeon, le ventre du navire n'était qu'écorché, brutalement décapé et blondi par le frottement sur la rampe. Celle-ci, par contre, s'était arrachée du promontoire et penchait maintenant sans se décider à tomber, ondulant légèrement lorsque les vagues frappaient les madriers de sapin. Malgré son souffle encombré, le sang qui s'écoulait de son nez et le mal de crâne qui montait, Bartolome ne put s'empêcher de sourire largement : l'Orso venait d'être rendu à la mer avec un minimum de dégâts !

Des coups de rame attirèrent alors son attention sur les deux pirogues qui convergeaient vers lui. Vera, à l'avant de la première, brandissait sa pagaie pour lui crier en kerdique : "Non mais t'es pas un peu taré, des fois ?!? T'as rien trouvé d'autre que de plonger avec le bateau pour couronner ton numéro de voltige ?". Quant à Ertond, debout dans l'autre embarcation qui s'approchait du pont basculé du brigantino, il mit les poings sur les hanches et gueula à son tour : "C'est malin : il est pas tombé sur le bon flanc ! Y a pas la moitié des flotteurs qui trempent ! Comment qu'on va l'retourner, maint'nant ?" Et pendant qu'ils râlaient, Bartolome, toujours dans son bain, pissant le sang par le nez, éclatait d'un grand rire sonore. Lorsqu'on le sortit enfin du bouillon, il étreignit tout ceux de ses compagnons qui passaient à sa portée, provoquant des protestations amusées : “Arrête, tu me mets du sang partout !”

Les réjouissances furent hélas de courte durée. Bartolome était à peine repêché que Vera remonta sa ligne plombée, tira de son col son anello solare, fit une mise au point sommaire dans la pirogue qui tanguait, et annonça après un rapide calcul mental : "Tu peux arrêter de rigoler : il nous reste environs cinq heures pour retourner l'épave avant que la marée descendante ne dépose l'Orso sur le fond, où son propre poids et les rochers auront raison des mâts. D'ailleurs, on ne pourra pas vraiment le remorquer à marée basse... Qu'est-ce que tu proposes qu'on soit capable de mettre en œuvre d'ici là ? Et attention : avec trois pirogues, du matériel d'abattage, des flotteurs en sapin, huit continentaux, trois Emishen et une rampe qui commence à prendre de la flambe. Des idées ? Ertond ?'
- Heu..."

Comme un grain

Afin de redresser le navire avant que la marée ne se retire, Bartolome suggéra d’utiliser les poulies pour construire des sortes de palans, qu’il faudrait arrimer d’un côté sur des points fixes et de l’autre sur le bastingage tribord de l'Orso. Avec deux ou trois palans, chacun d’eux manipulé par au moins deux personnes, Bart espérait qu’un groupe de 6 personnes tirant de toutes leurs forces puisse soulever légèrement le navire afin que le reste des troupes, montés sur les pirogues, puisse glisser petit à petit les flotteurs en sapin sous le flan bâbord - donc le redresser doucement.

Il fallut presque trois heures pour attacher tout un écheveau de cordages entre le tribord de l'Orso et la rampe de bois à sa poupe (qui penchait salement mais semblait encore tenir debout), mais aussi aux sapins du promontoire et à deux îlots proches. Coudée après coudée, alors que la marée vidait peu à peu l'anse de ses flots, les cordes grincèrent, glissèrent dans leurs poulies et tirèrent l'épave par à-coups. Au fur et à mesure qu'elle se redressait, des bateliers et des nageurs inquiets calaient maladroitement la coque percée avec des madriers : remorqués à la rame avant d'être poussés vers le fond, plantés entre les rochers couverts d'algues et fixés aux aspérités de la coque par des cordages, ces poteaux fournirent bientôt des jambes flagellantes au navire. Un des Ondrènes manqua d'ailleurs de se noyer lorsqu'un des troncs dérapa, l'étourdit et l'entraîna un moment vers le bas, mais heureusement un Bartolome aux aguets plongea rapidement pour aller chercher son ouvrier et, dès que le gros étai mal équarri retrouva sa flottaison, le Gibbon des Mers refit surface avec le malheureux crachant et vitupérant. Ainsi, en dépit du niveau d'eau qui baissait continûment, grâce aux madriers qu'on démontait au fur et à mesure de la rampe désormais inutile, à raison de 15 ou 20° par heure, le navire se redressait.

Quand la mer finit de se retirer en fin d'après-midi, la quille de l'Orso s'enfonçait à travers moins d'une brasse d'eau jusque dans dans le sable et les rochers. Au moins l'épave était elle sur son "bon" flanc - le flanc tribord, celui n'ayant pas de grand trou - arrimée et grossièrement étayée pour éviter de s'affaler complètement, toute ceinturée de flotteurs en sapin pour l'instant hors d'eau, ses mâts pointant à l'oblique vers le nord. Elle devrait tenir là, malgré les tourbillons que la marée montante de la nuit créeraient bientôt dans l'anse et, avec un peu de chance, jusqu'à la marée haute du lendemain. Vera pense même qu'on pourra commencer le remorquage avant midi : il devrait y avoir assez de fond un peu après le milieu de la matinée. L'équipe commençait hélas à râler puisqu'on rationnait les vivres depuis la veille : Bartolome n'avait emporté de provisions que pour sept ou huit jours alors que le dixième touchait à sa fin...

Situation de l'épave de l'Orso avec le grain approchant.

Ce qui inquiétait sérieusement la cousine kerdane, en revanche, c'est le ciel : un gros grain se rassemblait à l'est, près de la côte nord de la Baie des Langueurs. Et s'il venait cette nuit secouer la mer jusqu'à votre promontoire, elle craignait fort que l'agitation soudaine du bassin ne balayât les étais et ne rompît les amarres, ballottant l'épave dans n'importe quel position, la cognant même peut-être contre le promontoire d'où elle avait été si laborieusement arrachée... Vera ne savait pas avec certitude si le grain allait passer dans votre coin, mais c'était probable. Auquel cas, il pourrait arriver entre 20h et 22h (là il est un petit 18h30). La marée montant entre 18h et 0h ("pleine" marée haute vers minuit), mais il devrait déjà y avoir 2,5 ou 3m d'eau dans l'anse quand le grain arrivera (l'épave n'aura plus "pied" du tout). Là, à marée basse, il y a une brasse de profondeur (donc en gros 1,5m), et l'épave - même couchée sur le flanc tribord à 45° - touche nettement le fond. La marée pousserait globalement l'Orso vers l'ouest et la côte, donc loin du piton rocheux. Mais l'anse et les autres îlots créent plein de courants contraires et de tourbillons (rien de bien violent : par temps clair, l'épave aurait un peu tournicoté sur ses amarres). Si l'orage dure jusqu'après 1h du mat', quand la marée descendante tirera l'épave vers le large et produira un effet de siphon dans l'anse, ça va être un sacré problème, par contre.

Alors qu'il prenait conscience de tout ce merdier, Bartolome se rappela d'une ancienne prise de bec avec son oncle Josué, remontant à au moins sept ou huit ans, où le vieux avait en vain tenté d'expliquer à Bart' pourquoi les marées littorales empêchaient d'aller chercher l'épave : Bart' l'avait traité de vieux couard, évidemment...

Alors que la plupart de l'équipe se reposait, un petit conseil se tint entre Vera, Ertond et Bartolome pour envisager des solutions pour protéger l'épave de la tempête approchant. Tous trois s'étaient installés un peu à l’écart du campement, à proximité d’un feu de camp près duquel séchaient les vêtements de Bartolome, encore humides de son plongeon de l’après-midi. Le Kerdan était torse nu et, couvert de boue pour repousser les assauts des moustiques, il ressemblait à une créature des marais à la barbe rousse. Barbe qu’il grattait d’ailleurs d’un geste lent alors qu’il réfléchissait à ce que ses compagnons lui proposaient. Bart hésitait en effet entre essayer d'amarrer solidement le navire sur place (avec des cordages solides et des rochers en guise d'ancres), et tenter de le déplacer dans une zone protégée de la hanse. La proposition d'Ertond d'abattre ce qui restait de la rampe dans la lagune pour créer une "digue en bois" qui serve de martyr entre l'Orso et le piton rocheux. On pourrait alors attendre la marée pour haler et amarrer le navire au plus près contre cette digue : s'il était possible de le fixer contre elle, il n'aura pas assez de jeu pour cogner vraiment fort. Vera, elle, était plutôt d'avis de remorquer l'Orso vers un havre : pas besoin d'aller bien loin, il y avait des hauts-fonds un peu partout vers l'ouest. En commençant tout de suite à fixer des cordages entre l'épave, la barge et les pirogues, dès que la marée remonterait juste assez pour soulever le navire, on commencerait illico le remorquage en profitant de ce que le courant poussera alors dans le bon sens. Et quand le navire s'échouerait à nouveau, on l'ancrerait une bonne fois pour toute. Évidemment, le remorquage sur une mer agitée serait pas une partie de plaisir et, le lendemain midi, il faudrait refaire le chemin en sens inverse. Mais à son avis à elle, c'était le plus sûr. Après quelques instants d'un silence que brisait juste le crépitement du feu et les vrombissements de moustiques, Bart prit enfin la parole.

“Ertond, en temps normal je choisirais ta solution, car elle évite d’avoir à bouger le bateau. Mais le problème, comme tu l’as dit, c’est que c’est tout un chantier, qu'il faudrait commencer maintenant et que les hommes sont épuisés. J'ai l'impression que la proposition de Vera permettra aux hommes de gagner un peu de temps de sommeil. Bref, Vera, on va partir sur ton idée en essayant de préserver nos forces. Essaye de trouver un haut-fond convenable. Ertond et moi on va préparer des cordages et dès que la marée monte, on va réveiller les autres pour nous aider à remorquer l’Orso. Ça marche ?” Alors que Vera et Ertond se redressaient et se préparaient à partir, Bart les retint : “Et… les amis…”

Était-ce la lumière tremblotante provenant du feu battu par le vent ? Était-ce la boue qui formait sur le visage et le torse de Bart’ comme une étrange peinture de guerre ? Toujours est-il que lorsque Vera et Etrond se retournèrent vers lui, Bartolome leur parut terriblement fatigué. Ses traits étaient tirés, il avait des cernes énormes sous les yeux et son dos paraissait voûté. Il semblait avoir vieilli de dix ans. “…merci pour votre aide. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.” Puis il se redressa, s’ébroua un peu comme un chien, puis frotta la boue de son visage avant de regarder Ertond avec un large sourire. Il n’avait plus l’air fatigué du tout. “Bon, ces cordages, on y va ?”

Presque deux heures plus tard, sous une pluie battante et un ciel de plomb, Vera et deux Elloran revinrent en pirogue de leur exploration vers l'ouest, ayant trouvé une langue de terre marécageuse adéquate : un chenal relativement "profond" y menait (avec son tirant d'eau réduit par l'inclinaison, on pouvait y faire passer l'Orso) et on devrait pouvoir y "planter" l'épave sans l'abîmer, au milieu des joncs et des racines. Deux défauts néanmoins : c'est pas tout près et, en attachant la barge et les deux pirogues au navire, il faudra un moment pour le remorquer jusque là ; ensuite, le "chenal" est dû à l'affluence d'une énième rivière et entouré de nombreux îlets, fréquemment couverts d'arbustes voire même de vrais arbres (il doit y avoir plus d'eau douce que salée dans le marécage), il faudrait donc faire bien attention à ce que les mâts inclinés du navire n'aille pas se prendre dans les frondaisons...

Évidemment, pendant ce temps-là, l'anse était devenue passablement agitée... D'abord, la mer est montée de plusieurs pieds : pas assez pour complètement décoller l'épave, mais suffisamment pour que le courant de marée l'ait poussée vers l'ouest de toute la longueur de ses amarres (ça a raclé) et qu'une sérieuse houle commence à agiter l'agiella et la pirogue déjà attachées au navire, mais qui ne sont vraiment pas prévues pour la mer. Si on tranchait les amarres maintenant, l'Orso serait certainement balloté à travers la crique sans cesser de cogner au fond. Au nord-est, au-delà des grands îlots qui tranchent sur l'horizon noirâtre, leurs toisons de sapins dansant dans les bourrasques, c'est une vraie petite tempête qui agite désormais la Baie des Langueurs : pour en sortir, il allait falloir prendre l'orage de vitesse. Pour cela, le plan de Bartolome était assez méthodique : au remorquage du bateau par l'agiella, on ajouterait dans les passages difficiles un halage par la berge, en s'appuyant sur les sapins qui parsemaient les environs pour poser des palans. L'équipe "halage" serait dirigée par Ertond accompagné d'une équipe de bûcherons, qui pourraient aussi abattre au besoin les arbres risquant d'endommager le navire. L’agiella étant en charge de la force motrice du remorquage, elle serait conduite par Bart’ lui-même, le Tatoué et deux autres costauds. Une pirogue aidera dans le points difficiles, et servira essentiellement à diriger l’Orso. Dedans, Vera (en charge de la manœuvre) et deux rameurs. L’autre pirogue va servir à pour le transport des bûcherons/haleurs, dirigés par Ertond. Il ne restait donc qu'à se préparer à affronter la tempête approchant...


En pleine tempête

Dressés à l'oblique sous les nuages noirs où alternaient l'or du crépuscule et le blanc des éclairs, les mâts de l'Orso s’élevaient, tanguaient, oscillaient et retombaient à chaque déferlante : entre les crêtes qui tiraient sur les amarres et les creux qui raclaient la coque sur le fond boueux, cette putain de houle allait finir par démantibuler l'épave avant que la marée ne puisse la porter. Reliée au navire penché par de gros cordages alourdis d'eau, l'agiella elle-même était alternativement souillée de la bile de ses rameurs d'eau douce et rincée par de nouvelles vagues. Entre ses ruades, la mer se creusait parfois suffisamment pour découvrir les rochers criblés de coquillages qui émerge un instant de la vase : c'est pas souvent qu'un marin pouvait voir plus de houle que de fond !

Dans le grondement du vent, le crépitement incessant de la pluie et le déferlement des vagues, Bartolome distinguait à peine les cris de Vera : "Maintenant, Bart' ! Il faut larguer avant le prochain creux ! On embarque trop de flotte !
- Coupez-tout ! On s'arrache !" confirma le Gibbon des Mers, avant d'ajouter pour les hommes à son bord : "Souquez les gars, souquez ferme !".
Avant même que le pauvre Ertond, en charge des amarres sur la seconde pirogue, ait pu libérer l'épave qui s'élevait à nouveau, les cordages se tendirent aux poupes de la barge comme de la pirogue de Vera, tirant peu à peu vers l'ouest le navire à mesure qu'il échappait à ses ancres... L'étrange attelage marin, perpétuellement secoué, dérivait plus qu'il ne nageait dans la lagune. Mais tant que les rameurs tenaient la cadence, tant qu'ils devançaient l'épave qui menaçait par moment de les rattraper lorsqu'une déferlante la poussait soudain au cul, au moins, on se rapprochait du chenal : dériver dans le bon sens, c'est déjà naviguer ! Par le nord, le groupe d'Ertond, libre de toute remorque, prenait de l'avance sur les remorqueurs : équipés de gaffes, de lanternes, de palans et de haches, ils étaient partis bûcheronner dans la tempête.

Sur les îlots voisins, les arbres dansaient follement dans le vent mouillé, salués par des prairies de roseaux qui s’allongeaient sous les rafales et les lanternes ornant les embarcations tournoyaient en jetant des reflets sur les flots. Pour la seconde fois en quelques minutes, l'agiella cogna contre un haut-fond (ou un tronc d'arbre dérivant ?), rappelant à Bartolome pourquoi, d'ordinaire, on évitait de naviguer de nuit. Mais putain de nécessité fait putain de loi... Et puis voilà Vera qui les doublait au loin, par tribord : chaque fois que l'épave ballotée se mettait de travers, les Emishen de sa pirogue devaient pagayer comme des furieux pour tendre leur amarre et compenser la dérive : comme l'eau poussait plus fort sur le plan droit du pont (incliné à tribord) que sur la quille profilée de l'autre côté, l'épave avait nettement tendance à chasser vers bâbord... De la pirogue chevauchant les vagues, Vera hurlait parfois ou bien agitait les bras pour indiquer la direction malgré l'orage. Mais quand l'Orso s'échoua bientôt contre un îlot plus densément boisé, où le charpentier avait fixé un lumignon au moignon tranché d'une branche basse, la flottille ne put plus ignorer qu'elle avait atteint le chenal. C'est maintenant que les affaires sérieuses commençaient...

"Ça passe ! Ça passe !" scanda un bûcheron depuis une des berges que l'attelage dépassait : signal ou vœux pieux ? Vers l'avant, ses camarades commençaient déjà à traverser l'eau bourbeuse qui leur tombait à mi-cuisse ou les cognait à l'épaule, agrippant et poussant la pirogue plus qu'ils n'y rembarquaient. Faut dire qu'ils n'arrêtaient plus d'en descendre et d'en monter ! "Il en manquerait pas un, d'ailleurs, de bûcheron ?", se dit soudain Bartolome. Dans un méandre de ce qui devait être un fleuve côtier (difficile à dire, malgré le long crépuscule du solstice, on voyait pas assez loin pour tirer à l'arc), attachée par le flanc, tractée par l'avant et toujours agitée par la houle pourtant réduite, l'épave tournait maintenant au bout de son amarre, qu'un groupe d'hommes tendait désespérément mais trop tard : la trajectoire était trop large et les mâts penchés rencontrèrent les saules pleureurs à l'extérieur du virage. Ça cogna, ça grinça et ça craqua : quand, l'inertie aidant, l'épave ressortit du bosquet, elle y avait laissé ses dernières vergues en brisant un paquet de branchages, dont quelques-uns formaient maintenant un bouquet dans la mâture, virevoltant dans le vent comme un pompon végétal.

Ertond houspilla les haleurs une dernière fois à travers la pluie battante. Quelques tractions sur le palan, tendu sur un arbre tordu en bordure des marais, hissèrent peu à peu la coque détrempée sur la grève bourbeuse, avec un bruit de gigantesques entrailles qui se vidaient. "C'est pas le bon îlot, te lâche-t-il de sa voix enrouée d'avoir trop crié quand tu te joins à la cordée, "mais comme on est paumés, ça devra faire l'affaire ! Hooooooo...
- HISSE !" répondirent les gars. En effet, il en manquait un, de bûcheron : un petit râblé nommé Margold avait été percuté par une branche en élaguant, on l'avait pansé vite fait et couché plus haut, parmi les joncs qui oscillaient encore. Le vent se calmait un peu, tout de même : l'orage avait finalement doublé la lagune et continuait au nord-ouest. Sur l'autre flanc de l'épave, le groupe de Vera commençait à amarrer l'Orso à quelques sapins plus grands que les autres. Lorsqu'elle vous rejoint, aussi détrempée que le reste de l'équipe qui se serrait sous les sapins, entre le auvent orangé de l'agiella et la tente miraculeusement montée par deux Emishen à peine conscients de leur performance (ça ondulait à peine), elle arriva pourtant à sourire : "Ah putain on s'ennuie pas avec toi, Bart' : aujourd'hui j'ai vu un navire sauter d'une falaise, danser sur le flanc et escalader un marais. Tu te rappelles que c'est plutôt conçu pour flotter sur la mer, quand-même ?"

Les blocs erratiques tels que Bart' pu les découvrir après la tempête : c'est de là-haut que L'Orso a été descendu !

Quand le soleil se leva finalement, l'équipe éreintée et détrempée était encore largement effondrée sur la grève bourbeuse : certains s'étaient réfugiés au pied des sapins, d'autres sous les pirogues retournées, quelques-uns à même les hautes herbes. Dans l'agiella où subsistait un fond d'eau brunâtre, Bartolome, Ertond, le Tatoué et Vera avait tout de même pu trouver un peu de sommeil. La cousine secouait justement l'épaule de Bartolome, et le Gibbon des Mers maugréa, avant de s'extraire de la couche inconfortable qui lui cassait le dos pour ramper vers l'extérieur. Le ciel était désormais bleu, des oiseaux chantaient et, tout autour, des hommes toussaient, grognaient ou éternuaient dans le matin d'été. Vera attendait Bartolome sur une éminence rocheuse, surplombant un bouquet d'arbres brisés, ce qu'on oserait pas appeler un campement (malgré un filet de fumée indiquant qu'un Elloran avait réussi à maintenir son feu jusqu'au matin) et surtout l'Orso, échoué sur le flanc et enfoncé jusqu'au bastingage dans la boue et les roseaux, un fouillis de branchages pendant toujours à ses vergues brisées. Pendant qu'il se traînait là-haut en râlant, Bart se découvrait sur une sorte d'île allongée, vaguement boisée et s'élevant de peut-être 20 m au-dessus des marais qui s'étendaient vers l'est jusqu'à un rideau d'arbres inclinés et quelques pointes rocheuses. La navigatrice l'accueillit d'un large sourire et lui désigna d'abord un large bras de rivière serpentant depuis le nord-ouest : "Regarde : c'est le Fleuve Menteur ! On a dû gravement se gourer de rivière dans la tempête : on est bien plus au nord que prévu, je retrouve même pas l'îlot que je voulais atteindre. Mais la pointe là-bas (elle désignait un bloc rocheux dépassant des arbres, au plein Est) c'est la grande île qui surplombait l'anse et le bloc rocheux d'où on a arraché l'épave ! Juste derrière lui, c'est la mer !
- Mais... c'est à... quoi, un demi-mile ?
- Moins que ça : on a tourné en rond, gros niais ! On s'est paumés dans le marais, on a raté le chenal, on a quasiment fait une boucle au nord et on a atterri de l'autre côté de cette langue de forêt là, à deux jets de pierres d'où on était partis !" Vera rit franchement.

Quand Vera et Bart' redescendirent de leur promontoire, Ertond et quelques gars, hirsutes et maculés de boue, se traînaient péniblement parmi les roseaux qui entouraient l'épave : "La coque a tenu !' annonça le charpentier en guise de salut. Il avait pourtant l'air maussade et son élocution d'habitude un rien précieuse semblait aussi embourbée que le navire.
"Par contre, ce qui restait de mâture a encore pris des gnons, 'y a plus tellement de vergues, y a des brisures en longs dans les hauts-mâts donc ça c'est foutu... On pourra sans doute garder qu' les bas-mâts... Donc faudra remplacer tout le reste... Ah, et on a paumé le gouvernail à un moment.
- Paumé le gouvernail ?! - Qu'est-ce que tu veux que j'te dise ? Toute l'articulation était déjà bien abimée au départ, puis on l'a fait glisser le long d'une rampe, on l'a retourné dans l'anse, on a raclé au fond j'sais pas combien de fois, on a tournicoté dans la boue et les racines... Et là, le safran [3] a carrément disparu : on l'aura largué quelque part dans le marais. Note qu'on a perdu des flotteurs, aussi, hein... Et puis un arbre est tombé sur la cabine arrière à un moment, faudra démonter et refaire cette charpente là aussi. Pis on a ramassé un paquet de vase par le trou dans le bordé bâbord, et il y aura encore le problème du pont, évidemment.
- Donc, en gros... c'est plus qu'une coquille vide ?
- Heu... une coquille vide avec deux tronçons de mâts et un trou dans le flanc, oui.
- Mais les membrures sont saines ?
- Disjointes, quoi, mais pas cassées...
- Mais donc la coquille : elle flotte ?
- Ben... si on écope la vase et qu'on la garde couchée sur tribord... toujours assez pour la remorquer, quoi. Enfin : en remplaçant les flotteurs perdus.
- C'est pas un souci, ça : c'est pas les arbres cassés qui manquent, ce matin ! Allez, on rattache tout et on s'y remet : la mer est tout près, faudrait pas rater la marée !
- Mais on a un blessé, et plus rien à bouffer !
- Vous préférez végéter ici un jour de plus à chercher votre pitance dans la boue, ou vous bouger le cul pour rejoindre Écume 6, sa cheminée, son dortoir et sa cuisine ? Si on chope la marée, on peut y être avant ce soir !"

C'est donc littéralement poussés par l'enthousiasme, les bras et même parfois les semelles des deux Kerdans, que l'équipe épuisée se remit au travail après un petit-déjeuner de bouillon de poule (d'eau), abattue à l'aube par un Elloran prévoyant. Ce fut un peu brutal pour les estomacs dirsen, mais le temps de remplacer les flotteurs, puis de vider l'épave de la boue accumulée pour y atteler à nouveau les pirogues et la barge, on put détacher les amarres et le remorquage recommença, dans un chenal autrement plus facile à trouver de jour.
"Chef ! Y a une planche qui flotte, là-bas à gauche !
- C'est un morceau du safran, laisse : si on en trouve que des bouts, c'est plus vraiment la peine de s'en préoccuper..."

Lorsque l'équipe arriva en vue de l'anse et de ses "blocs erratiques" dont les houppettes de sapins étaient salement décoiffées, il était midi passé, la marée bien haute et des dizaines de troncs encombraient le large bassin, dispersés jusqu'au littoral.
"C'est moi ou la rampe a disparu ?
- Non, non, regarde : elle est tout autour de nous..."
Repoussant les troncs flottants à la gaffe, la flottille atteint enfin la mer : sous un grand soleil, poursuivis par une escadrille de mouettes, les remorqueurs zigzaguaient maladroitement dans la Baie des Langueurs, découvrant pour la première fois les courants marins et une petite houle qui fit rejaillir un peu de bouillon de poule dans le sillage des embarcations. Lentement, dérivant souvent, partant de travers et fréquemment ralentis par les difficultés de coordination des trois canots tirant la grosse épave, l'attelage maritime se traîna à moins de deux nœuds de vitesse durant tout l’après-midi. À l'ouest, les îlots boisés qui formant la côte s'abaissaient pourtant progressivement vers le sud, les forêts pentues qui prolongeaient les Monts d'Azur vers l'Est apparaissaient peu à peu. Alors que le soleil tournait déjà à l'orange loin au-delà de la vallée des Lacs en Paliers, la flottille pénétra finalement dans le delta printanier du fleuve éponyme, qui en cette saison est un bras mort : l'humeur de l'équipe s'assombrit avec le crépuscule, alors qu'on pénétrait à nouveau dans un marais pourri où ces maudits moustiques vrombissaient en essaims...

Et puis soudain, derrière une ligne de sapins, un filet de fumet apparût, suivi par des mâts, puis la silhouette du Coppavento, le ponton et le grand entrepôt d'Écume 6. Alors que quelques cousins sautaient dans les barges pour venir aider à l'accostage final, Bartolome retrouva son grand-frère égal à lui-même, se précipitant sur le ponton pour beugler en kerdan après les mariniers amateurs :
"Mais putain de corniauds qu'est-ce que vous venez encombrer mon comptoir avec cette barcasse pourrie ?!! Bartolome ! Not' mère t'a donc pas appris à plus ramasser n'importe quelle ordure qui traîne sur les plages !?
- Mais ferme-là, vieillard sénile ! C'est rien que l'Orso que tu as devant toi ! Le navire amiral de ma nouvelle flotte, que t'aurais jamais eu les couilles d'aller cueillir sur une falaise !
- Vire-moi cette épave moisie de mon chenal, espèce de décérébré du bulbe ! C'est un comptoir pour marins ici, pas pour les fainéants d'eau-douce !
- Ça... ça veut dire qu'on va pas pouvoir accoster ?" finit par demander Ertond, manifestement horrifié à l'idée de voir le remorquage faire demi-tour à 30 mètres du but.
"Non, ça veut dire qu'ils sont contents de se voir !", expliqua Vera en rigolant.

Et c'est ainsi qu'au terme de cette aventureuse expédition, Bartolome récupéra enfin un navire bien à lui ! Hourra !


  1. au début des Labours, le débit du fleuve gagne chaque année assez de force pour siphonner la boue et les roches accumulées dans le chenal, qui devient alors son cours principal jusqu'à ce que les crues se calment. Au mois des Semailles, le chenal est généralement à nouveau si encombré qu'il freine le débit du fleuve des Lacs en Paliers, inonde les tertres environnants, forme des tourbillons et fini par repousser le lit principal du fleuve vers le nord.
  2. car son débit connaît d'importantes fluctuations qui peuvent noyer les gués ou les découvrir d'une huitaine à l'autre, sans qu'on sache bien pourquoi : faudrait demander à Ordano...
  3. le safran est la "nageoire" immergée du gouvernail